Par Noémi Michel
Speaking about colonial legacies is good, but one must ask who speaks
This blog post by ERIF member Noémi Michel inaugurates our aim to produce a multi-lingual platform reflecting Europe’s anti-racist voices. Scroll down for the English translation of the introduction.
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Début avril passé, une journaliste m’a sollicitée pour un article autour de l’héritage colonial et du statut des études postcoloniales en Suisse. Dans mes réponses, j’ai beaucoup insisté sur le risque de dépolitisation des études postcoloniales. A mes yeux, les études critiques de la postcolonialité ne font sens que si elles “ouvrent la voix” à celleux qui sont le plus affecté.e.s par le racisme. Or, force est de constater que ces dernièr.e.s (parmi lesquelles je me compte) restent précaires et minorisé.e.s dans les universités européennes.
Parler de passé colonial et de décolonisation c’est bien, encore faut-il se demander qui parle, dans quel but et sous quelles conditions. Dans l’article de la journaliste, ce sont deux professeur.e.s blancs dont la parole prend le plus d’espace, certains de mes propos sont paraphrasés sans m’être attribués et mon insistance sur le risque de dépolitisation des études postcoloniales n’est pas mentionnée. Réactivant l’esprit critique des études postcoloniales, je me redonne donc directement la parole en adaptant dans ce post une partie de mes réponses initiales.
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Les théories postcoloniales sont nées dans les départements de littérature comparée aux Etats-Unis et en Angleterre. On date le plus souvent leur naissance avec la publication de l’ouvrage d’Edward Saïd, Orientalism en 1978 et associe leur consolidation aux travaux de la dite « sainte trinité » : Saïd, Bhabha et Spivak. Depuis la fin des années nonantes, ces théories ont connu des traductions disciplinaires, contextuelles et linguistiques. Elles sont arrivées en Suisse au milieu des années 2000. Postkoloniale Schweiz constitue l’un des ouvrages clés qui marque leur émergence en Suisse. Il reflète bien la manière dont les études postcoloniales sont à l’œuvre dans le monde académique suisse jusqu’à présent : elles sont le plus souvent le fait de jeunes chercheur.e.s qui n’ont pas encore de postes stables et elles sont très interdisciplinaires. Ces études abordent la Suisse – notamment sa culture visuelle, les représentations du soi et de l’autre qui y circulent, son mode d’inscription dans le monde globalisé – en la rattachant à la longue histoire de la domination coloniale et de l’esclavage. Ces études permettent de rompre avec l’idée fausse selon laquelle la Suisse n’aurait rien à voir avec le passé colonial.
Il y a aujourd’hui en Suisse un foisonnement de travaux de jeunes chercheur.e.s qui adoptent le prisme postcolonial, à travers les disciplines, avec une forte représentation au sein des études genre et dans les hautes écoles d’art. Cependant, il est important de noter que les études postcoloniales ne connaissent pas encore de traduction institutionnelle, sous la forme par exemple d’un institut, ou d’une chaire professorale qui leur seraient entièrement dédiés. Leur assise reste donc fragile. A mon sens, cela s’explique notamment par la forte amnésie coloniale qui règne encore en Suisse.
Une autre fragilité que je relève est celle d’une forme de dépolitisation de ces théories. Petit à petit, les mots (tel que “hybridité” ou “décolonial”) et les auteur.e.s stars des théories postcoloniales sont intégré.e.s dans les curricula, mais la raison d’être critique et politique de ces approches restent peu opérante. La critique postcoloniale vise en effet à rendre visible les effets de domination liés à la production du savoir. Elle vise aussi à rompre ces dominations, en repensant qui compte comme sujet légitime de savoir, à partir de quelles expériences on peut produire de la science au sujet de qui et de quoi. En tant que femme afro-descendante, minorisée à l’université, ce qui m’avait le plus attirée dans ces théories, lorsque j’ai entamé ma thèse il y a une dizaine d’années, c’était leur capacité à forger un espace d’audibilité et de légitimité pour les voix colonisées, esclavagisées et leurs descendances. Or, une décennie plus tard, je déplore que l’invocation du répertoire postcolonial en Suisse ne s’accompagne pas d’un bouleversement des hiérarchies de genre et raciale au sein des institutions de savoir. Pour le dire autrement, la « buzzification » des approches postcoloniales leur fait perdre leur force critique. Pour le dire encore plus simplement, si les études postcoloniales servent uniquement de plateformes à des chercheur.e.s blanc.he.s, alors elles ne servent pas à grand-chose.
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Je ne suis pas en train de défendre une propriété exclusivement non-blanche de la critique postcoloniale. Je pense que l’examen du passé colonial européen est une tâche urgente et nécessaire pour tou.te.s. Et il m’importe de souligner que toute personne qui s’adonne à la critique postcoloniale s’expose à de la violence. Elle risque tout d’abord de vivre des attaques publiques. En Suisse, le développement des théories postcoloniales a accompagné des débats publics houleux – par exemple la question des livres pour enfants contenant des stéréotypes racistes ou encore la pratique du blackface. Les étudiant.e.s et chercheur.e.s qui ont osé, à juste titre, pointer du doigt le racisme de telles pratiques ont systématiquement été menacé.e.s et attaqué.e.s par le grand public.
Toute personne qui produit une critique postcoloniale risque ensuite de recevoir une forme de violence un peu plus sournoise. Il règne en effet en Suisse une indifférence très diffuse parmi les élites académiques quant aux questions et projets que portent les perspectives postcoloniales. Une telle indifférence a des effets néanmoins violents, car elle rend peu audibles, peu visibles et douteux les savoirs et revendications qui puisent dans l’histoire coloniale pour analyser et transformer les rapports de pouvoir dans le présent. Tout comme dans la plupart des contextes européens continentaux, les chercheur.e.s qui interrogent l’héritage colonial butent sur le tabou de la question raciale : il reste difficile de parler et de formuler un vocabulaire critique autour de la race et du racisme.
Toute personne qui pratique la critique postcoloniale s’expose à de la violence, et, par conséquent, fait preuve de courage. Cependant, le coût de ce courage diffère. Il diffère en fonction de la position raciale, genrée et économique de celle ou celui qui parle. Il diffère en fonction de sa légitimité à parler. Partout en Europe, les chercheur.e.s marqué.e.s par la différence raciale continuent d’occuper des positions précaires, et non stables, et se voient souvent accusé.e.s d’être trop « subjectif.ve.s » dans leurs travaux. Or, ces dernièr.e.s travaillent sans relâche – en se sur-exposant à la violence – à élaborer un savoir depuis leurs perspectives situées, depuis leurs subjectivités singulières, et depuis des traditions de pensée issues des mondes dits “extra-européens” – si longtemps absentes et encore si fragiles au sein des universités occidentales. Un tel savoir, subalterne, offre des clés de lecture salutaires pour penser notre monde globalisé. Je salue notre courage !
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English translation of the introduction
This April, a journalist contacted me for an article about the colonial legacy and the status of postcolonial studies in Switzerland. In my responses, I emphasised the risk of postcolonial studies’ depoliticization. Postcolonial studies, I claimed, only matter if they amplify the voices of those who are affected by racism. However, the latter (amongst who I include myself) remain precarious and minoritized within European academia.
Speaking about the colonial past and decolonisation is a good thing, but one has to ask who speaks, for what purpose and under what conditions. In the article published by the journalist, those who occupy most of the discursive space are two white scholars, whereas parts of my answers are paraphrased without being attributed to me. Furthermore, the risk of postcolonial studies’ depoliticization – that I denounce – is not mentioned. I hereby re-activate the critical spirit of postcolonial studies: I give myself the channel to speak by adapting my initial responses.