VOIX NOIRES EN ÉCHO

by Gemma Ushengewe

EnglishFrench

Ce poème épique en prose de Gemma Ushengewe est en fuite. VOIX NOIRES EN ECHO est un poème fugitif qui explore la liberté dans les ombres et la résistance dans le refus. Quelles sont les pratiques fugitives dans lesquelles vous vous engagez ? #BlackVoicesMatter

Le premier texte « D’après la pièce “The Wake”», a été lu lors de la présentation de « The Wake » de Olivier Marboeuf et de la compagnie The living and the dead ensemble, au Théâtre de l’usine en 2020 à Genève. Gemma Ushengewe était l’un.e.x des invité.e.x.s pour une intervention artistique à la fin de la représentation. L’artiste a fait la lecture de ce texte accompagné.x des images provenant de la pièce de théâtre.

Le deuxième texte « Je suis » est un texte performé, écrit en 2022. À l’aide d’une lampe torche, l’artiste ouvre un champ de l’imaginaire qui accentue l’oralité du texte. Gemma s’inspire des codes des fugitif.ve.x.s Neg’ Marrons pour inventer des langage secrets et des voix multiples à la fois menaçantes, incantatoires et magiques. 

I. D’après la pièce « The Wake » 

Merci de m’inviter dans ce cercle où le feu a déjà pris place. Mon histoire est un peu comme la vôtre, un peu la nôtre.  

C’est l’histoire de cette voix qui tremble dans « le tremblement du monde ». 

Ce tremblement du monde depuis la déportation, la colonisation, le grand cataclysme social, politique, économique.  

Au milieu de ces corps, débout, assis, parfois étalés sur le sol comme presque  morts, mais qui respirent encore : 

le feu.  

Le feu est dans le cercle, 

la ronde anime le feu, 

les cris s’accordent aux crépitements du feu, 

ces pancartes nous abritent autour du feu qui gronde notre rage.  

Ce qui me marque dans la pièce « The Wake » (La Veillée), c’est la voix et les voix multiples, polyphoniques, polyglottes, parfois venues de l’au-delà pour raconter les voix des mort.e.x.s et des survivant.e.x.s.  

Si je suis là aujourd’hui, c’est parce qu’ en réalité, j’ai besoin de vous. Ma recherche cinématographique est autour de la mise en scène des voix, de ces voix qui s’essoufflent, qui réclament justice et réparation.  

Dans ce cercle, formé par les ondes de multiples géographies, je vous parle de ma voix.  

Quelque chose s’est passé. 

J’ai l’impression d’avoir perdu ma voix. 

Après tant de temps, j’essaie maintenant de la faire sortir depuis la tête, depuis le  mental, mais elle s’arrête et s’évapore.  

Mon histoire, je la raconte comme une scène. Une scène dans laquelle le regard Blanc me fixe. Ce regard me demande de me livrer. De livrer mon histoire et ma voix.  

Mais je refuse. 

Le regard continue à me fixer. Il reste là, à attendre que quelque-chose arrive.

La narration initiale de cette scène, devait se passer ainsi: que j’accepte cette place accordée si gentiment par le regard Blanc. Et que j’accepte de livrer mon histoire. Quelle provocation de refuser ! Quel chamboulement !  

Comment j’ose remettre en question la charité de tout à l’heure et la raison pour laquelle ce regard s’est arrêté sur moi. On me traite d’effronté.x, de provocateur.trice.x.  

J’entre alors dans un conflit avec ce regard qui a déjà pensé mon rôle, ma place, ma parole, ma voix, ma réponse.  

C’est le regard d’un cinéma qui fabrique des représentations, qui dépossède et qui assigne des places.  

Mon cinéma est en conflit avec ce cinéma. Mes images doivent combattre ces doubles images, ces sortes de poupées génériques qui ont mon visage. Ma narration doit s’échapper d’une narration dominante qui voudrait que je me vide de ma substance et que je devienne l’une de  ces poupées génériques.  

Je recherche les autres voix qui sont dans la même lutte. Les voix qui choisissent parfois le silence comme protection, le hurlement comme force, le bégaiement comme feinte, le fou rire comme évasion. Je recherche des alliances.  

On me dit: « Les films que tu fais, c’est du communautarisme». Parce que faire des films qu’entre personnes noires, serait faire de l’entre-soi? Ce regard Blanc, qui se présente lui-même comme le regard universel, se pense être le centre à partir duquel on observe l’Horizon. Mais ne suis-je donc pas en moi-même tous les points de départ et toutes les lignes d’horizon?  

Ou suis-je la personne dont on attend qu’elle livre sa substance dans la direction d’un regard dominant? Mais à qui tout cela profite-t-il? A qui profite nos parcours d’immigré.e.x.s, d’enfants d’immigré.e.x.s, d’exilé.e.x.s, de colonisé.e.x.s, de déporté.e.x.s, de travailleur.se.x.s sans papier? Depuis quel point de vue filme-t-on nos corps ?  

Lorsqu’on nous filme au cinéma et qu’on devient le sujets de cinéma, on leur dit :  Noir.e.x n’est pas le titre, Noir.e.x n’est pas le chapitre, Noir.e.x n’est pas le synopsis.  Lorsqu’on nous octroie une place dans la structure de production et qu’on devient  le sujet de production, on leur dit : « Noir.e.x n’est pas mon métier ».  

La fatigue, la lassitude, l’essoufflement, la colère, imprègnent nos voix en lutte. Des voix qui parfois errent et se replient dans le mental, dans l’hyper-vigilance, dans tout autre stratégie pour se maintenir en vie, sous l’inégalité du règne parlant. 

Ce dont je parle ici, c’est cette impression d’avoir été bouffé.e.x, aspiré.e.x jusqu’à en perdre le souffle et la voix – comme cela est dit dans la pièce « The Wake ».  

Il y a une nécessité de questionner les structures de représentation. Et de repenser des formes de structure encore plus indépendantes. Des structures de collectivité où la voix est toujours désir et volonté partagée.  

Que l’ensemble de ces corps et de ces voix forment ces nouvelles structures. Que les voix soient présentes avant l’ouverture de la scène, pendant la scène et dans une continuité de lutte vers la victoire. Vers la fin de la fin.  

Et maintenant, nous voici dans la résistance avec toute notre rage nouée dans la  gorge, le mental qui chauffe et crée des folies démocratiques, des syndromes démocratiques. Nous nous insufflons du feu dans les un.e.x.s et les autres.  

Nous sommes dans un monde de forces antagonistes, de plaques tectoniques en mouvement contraire, au milieu de blocs impérialistes en bras de fer. Et si cette voix sort, c’est le feu !  

Ce feu qui éclaire tout le long la pièce « The Wake » et notre feu contre le feu capitaliste.  

Notre force est dans la rencontre des voix, dans la résonance des voix et la résistance collective.  

Ces voix de lutte parlent de désir et d’alliance !  

Condamné et brûlé vif sur le bûcher par le pouvoir colonial, Mackandal se transforme en flamme de résistance. Il n’est plus le sujet de, il est à la naissance de tous les règnes du vivant. Alors le peuple marche avec ce feu sur les torches qui  illuminent la nuit de révolte. 

“the Wake” par le Living and Dead Ensemble @the Living and the Dead Ensemble, aimable autorisation des artistes

II. Je suis  

JE SUIS celle que tu ne peux rattraper.  

Retranchée dans la forêt, les lianes sont mes acolytes, c’est toi qui vas  trébucher.  

Ma parole ne plie pas devant tes protocoles, ma parole parle de foi.  Je me défends par ma parole, tu te protèges avec des hommes, leur corps comme sécurité.  

À quatre sur lui, ils n’ont rien pu faire. Ce n’est pas parce qu’il est le  plus fort, c’est parce qu’il a foi en ma parole.  

JE SUIS celle à qui on ne fera pas payer l’amende de vos tactiques et  de vos territoires annexés.  

Vous ne pouvez me retrouver.  

Je suis dans la centrale et j’ai un secret avec tous vos ouvriers.  Partout ça risque de faire exploser le compteur atmosphérique.  JE SUIS derrière vous, je vous ai devancé de plusieurs tours.  

JE SUIS celle qui a passé les douanes en posant la question de la  mauvaise direction.   

Je rôde pendant que tu patrouilles.  

JE SUIS celle qui guette pendant que tu surveilles.

JE SUIS celle qui fédère pendant que tu disperses.  

JE SUIS celle qui patiente pendant que tu tries et comptes. 

JE SUIS là, je regarde. Depuis la colline, tu entends peut-être nos rires,  qui se transforment en hurlement et torturent ton esprit. 

Le chant des survivant.e.x.s m’accompagne. C’est vrai que l’homme  souffre et écrit des chansons. Ces chants de douleurs caressent les cicatrices. Ils te donnent dans un petit présent gardé précieusement  au creux de la main, l’espoir et ta liberté.  

Chant d’espoir, chant de douleur, chant présent.  

« Le chant est un message mon enfant, ce chant est ta liberté » chantent-ils m’éveillant à moi-même.  

« Suis la gourde, suis la gourde » chantent-ils me guidant vers le Nord  

JE SUIS comme un revenant.  

Tu as peur ? Car j’ai tout vu, j’ai tout entendu.  

Tu ne veux pas que je me retourne contre toi ?  

Je ne suis pas de l’extérieur, je ne suis pas de l’intérieur, je suis en  train de graviter autour dans un passé présent continu.  

Par la forêt, les cours d’eau, les égouts, les tavernes, les cabarets, les  métros de toutes les villes, je me faufile. Je suis dans tous les recoins.  Je suis la descendance de celleux que tu n’as pas pu tuer, et qui  reviennent te demander des comptes.  Tu ne m’auras pas. Nos étoiles sont en orbite, elles se coursent. Notre force d’attraction pousse à la conjoncture.  

Que la parole soit avec moi. La parole peut tout faire vibrer plus haut.  Elle peut tout désamorcer.  

La parole est rapide comme la lumière. La parole est la vérité de ta propre conscience.  

« Elle est libre. Elle a toujours été libre. » 

JE SUIS dans ce train, tu t’arrêtes devant moi, tu me demandes ma  trajectoire ; tu cherches à t’assurer de ma légalité.  

Tu me demandes patte blanche.  

Dans ce train, c’est moi qui décide de ma trajectoire. C’est moi qui fais  le tour de la terre, c’est moi qui suis le soleil.  

Ce n’est pas écrit sur mes papiers, ce n’est pas révélé.  

JE SUIS dans ton axe de prédation, j’ai le profil du vilain, tu me dépeins dans tes discours, tu me tag, tu me wanted, je t’ai unfollow.  Ma fuite met en danger ta cote et ton influence.  

Profilage racial dans les trains, sur les quais de gares, les arrêts de bus, les salles d’attente, aux urgences.  

Violence raciste banalisée, sélection devenue naturelle, élimination  automatique, extrême facilité à tirer sur la gâchette.  

Ici tu perds ton innocence  

Ici tu n’es plus un enfant  

Ici on te traite comme un détenu  

Ici tu te lèves avant le soleil  

Et tu te demandes s’il est bien réel ce soleil  

Ici tu restes ou tu pars, mais ce n’est pas toi qui décides.  

Une heure pour aller dormir, une heure pour se laver, une heure pour  manger.  

Un seul retard et c’est toute une journée à avoir faim.  Des semaines, des mois, des années à attendre une réponse  d’expulsion ou de droit de rester sur le territoire.  

Des temps suspendus où tu essaies de ne pas devenir fou.  Mais tu n’es pas autorisé à devenir fou. Si tu deviens fou, on  t’enferme. On met des barrières sur ta fenêtre, des cages sur les  escaliers, des caméras de surveillance, nulle part pour t’échapper. 

Une décennie plus tard, je reviens sur le lieu. Rien n’a changé –  l’immeuble est toujours là, les mêmes grillages autour du centre.  

Je rôde autour.  

Je regarde depuis une route les vigiles qui surveillent.  Je croise de nouveaux arrivant.e.x.s, valise à la main, premier jour au  centre.  

« Je ne sais pas combien de temps je dois y rester » me dit l’un.  

Le temps est cyclique, les empires sont cycliques, mais la parole est  éternelle. 

JE SUIS performance de Gemma Ushengewe @Clara Jeanrenaud

Au sujet de la série Black Voices Matter
La libération noire est belle et inspirante. Elle est aussi bruyante, infusée par le brouhaha des commentaires et des hashtags des médias, des institutions, et des leaders politiques et économiques qui, jusqu’à présent, ne se préoccupaient que peu du bien-être des vies noires. Dans un tel contexte, plus que jamais, ERIF a choisi de continuer à cultiver et à soigner les fréquences plurilingues et diasporiques des voix noires. #BlackVoicesMatter

La série Black Voices Matter d’ERIF a été parrainée par le programme de subventions de projets nationaux 2021 du Réseau européen contre le racisme (ENAR).


Leave a comment